Roulés dans la farine (2ème partie)
Pourtant fin Mars 1880 , les premiers soupçons de poursuite de la contrebande se font jour. Les contrebandiers désormais passeraient derrière la lagune d’Agbosomé pour faire entrer les marchandises en Gold Coast. Les conditions sont certes plus difficiles notamment en terme de navigabilité mais la preuve est là. Tout ceci n’a peut être servi qu’à affaiblir la contrebande, pas à y mettre fin, au grand dam d’Accra qui a désespérément besoin de ces taxes pour son budget.
Sur la côte, les acteurs changent. Les Libéraux, Gladstone à leur tête remportent les élections d’Avril 1880. C’est la politique coloniale qui va s’en trouver modifiée, les libéraux étant plus frileux à l’expansion coloniale. Un an jour pour jour après l’annexion d’Aflao, le 1er Décembre, Ussher décède au Château Chrianstiansborg. Mars 1881 verra entrer en scène un des personnages principaux à l’origine de la naissance du Togo: Samuel Rowe devient gouverneur de la Gold Coast arrivant de Sierra Leone. Ce détail aura son importance.
Dans un courrier daté du 21 Décembre 1880, le capitaine Graves, district commissioner de Keta en poste depuis le début de l’année lance l’alerte: il constate avec fureur que des chefs aflao et agbosomé ont débarqué de l’alcool, du tabac, des fusils et de la poudre à « Little Sierra Leone« (Kodjoviakopé, quartier frontalier du Ghana aujourd’hui) et à Bè Beach (Bè Plage, par opposition à la ville sanctuaire de Bè située plus à l’intérieur des terres). Griffith, gouverneur par interim depuis la disparition d’Ussher, en ligne avec la politique du Colonial office choisit de faire l’autruche et réprime énergiquement les élans annexionnistes de Graves. Et pourtant ce dernier avait raison: le scénario tant craint par les Britanniques à savoir l’émergence de nouveaux Denu est en marche.
Que s’est-il donc passé pour que le coup de maître que les Britanniques pensaient avoir réalisé se transforme en pétard mouillé ? C’est la plume du capitaine J. Wilton, nouveau district commissioner de Keta qui donne le fin mot de l’histoire. Lors d’une visite à Aflao le 03 Octobre 1881, il se retrouve à trancher un drôle de litige. Bruce, à la santé déclinante est là, deux autres personnages assistent à l’entretien. Ce sont visiblement Ankrah et Quakoe, co-signataires de la cession d’Aflao aux Britanniques en 1879. Bruce dément désormais qu’ils soient ses notables et les accuse d’agiter les jeunes du village contre lui, ceux-ci menacent même d’abattre le poteau portant le drapeau britannique sur la plage, contestant la cession. Les deux accusés reprochent à leur tour à Bruce de ne pas avoir donné leur part du butin des subsides, ce à quoi ce dernier oppose le fait qu’Aflao soit sa propriété exclusive. Dans ce jeu poker-menteur, une seule chose demeure certaine: la contrebande a repris à grande échelle de l’autre côté de la frontière. A trois kilomètres de la frontière, une nouvelle ville prend en effet son essor. Son nom est Lomé (le nom est retranscrit « Lomi ») et apparaît pour la toute première fois dans une correspondance de Wilton datée du 6 Octobre 1881. « Un Sierra-Léonais appelé Williams y a construit la première maison, où il a été rapidement suivi par la Factorerie de Brême, qui a établi là une factorerie. D’autres négociants de moindre envergure ont bientôt suivi » écrit-il. L’endroit dont on parle se situe dans le secteur de l’actuelle Rue du Commerce – Cathédrale du Sacré Cœur. A mesure que le commerce progresse à Lomé, les revenus douaniers de Keta déclinent inexorablement.
La vérité va éclater au grand jour lors de l’élection du nouveau roi des Anlo, l’Awoamefia. Un courrier signé du roi en titre demande à Wilton de mettre fin à la contrebande. En conformité avec la tradition locale le roi, qui en fait est un roi-prêtre (on retrouvera ces personnages à Bè et Togoville plus tard dans le dérouler de l’histoire) doit se retirer du monde pour son initiation et pendant cette période de six mois qui précède son couronnement, la cité doit rester calme: pas de coup de fusil, pas de beuverie, pas de bagarre. Tout ceci étant interprété comme un mauvais présage pour le règne à débuter. Dans sa transmission dudit courrier à Accra, Wilton apporte des précisions qui émanent d’un sous-officier des douanes à Dénu appelé Abudu Karimu. Ce dernier a appris lors d’un entretien avec le chef Ankrah, signataire du traité de cession, que Bruce n’a pas exactement indiqué la limite prétendue de son territoire et qu’en réalité Lomé où se déroule la contrebande désormais à grande échelle fait partie du pays des Aflao. Bruce aurait donc menti…
Le stratagème de Bruce est bien rodé. Il a tenu Little Sierra Leone et Lomé hors de la cession de 1879 et avec une partie des subsides s’est acheté le silence et la complicité des gens de Bè qui devaient prétendre que ce territoire leur appartenait, s’assurant que personne ne révélerait la véritable limite du territoire aflao qui est un point de la côte situé entre Lomé et Baguida dit « endroit aux deux cocotiers » (non identifié à ce jour). Avec le reste des subsides de 500 dollars, il relança donc la contrebande à Kodjoviakopé et quand il sentit que l’information allait fuiter, s’est déplacé plus à l’Est : Lomé. Ce qui vraisemblablement s’est passé c’est qu’il a usé de son argent, de ses relations avec les commerçants européens et ses contacts avec l’administration britannique pour s’imposer comme chef d’Aflao au moment de la cession alors qu’il n’en était même pas autochtone. Cela explique l’agitation qui secoua Aflao dont la population a vu ses subsides aller enrichir les gens de Bè, alors qu’eux n’avaient plus le droit de pratiquer la contrebande. Bruce n’était assurément pas seul dans le coup, celui qui a véritablement tiré les ficelles de cette ingénieuse machination c’est George Briggars Williams. Le calendrier des événements semble le montrer. Son installation à Lomé quelques mois plus tôt, ses liens privilégiés avec la famille Bruce dont le fils Kwashie lui servait d’interprète avec les populations sont autant d’indices.
Une scène à peine croyable illustrera cet épisode: alors que le capitaine Hay était en pourparlers avec les chefs locaux pour la cession, Wollams était secrètement dans la maison voisine avec les notables, leur offrant argent,… Cliquez pour tweeterLes Britanniques ne découvriront qu’à ce moment-là pourquoi portés par le succès de l’annexion de Denu et d’Aflao , leur élan s’est brutalement brisé sur le refus catégorique des gens de Bè et de Baguida en Décembre 1879. Une scène à peine croyable illustrera cet épisode: alors que le capitaine Hay était en pourparlers avec les chefs locaux pour la cession, Wollams était secrètement dans la maison voisine avec les notables, leur offrant argent, bouteilles d’alcool et avantages pour qu’ils s’opposent à cette cession. La côte devait rester libre pour le commerce. Et le Sierra-leonais est parvenu à ses fins, les Britanniques sont repartis de Bè et Baguida la queue entre les jambes.
Le Gouvernement de la Gold Coast est furieux. Il va bientôt découvrir qu’il n’est pas le seul. La tension va monter d’un cran à Aflao. Samedi 5 Novembre 1881, tard dans la soirée des coups de feu se font entendre…