Tu m’avais promis
Les accords de Décembre 1879 sont au cœur des tensions dans la petite ville frontalière d’Aflao. Les populations locales se plaignent de ne pas avoir été invitées au festin. Pour l’heure, seul James Qwamenah Bruce bénéficie des franchises d’importations. Il est donc naturellement la cible de toutes les rancœurs. Le 05 Novembre 1881, un incident anodin sur la plage va servir de prétexte à une tentative de le renverser en tant que chef autoproclamé d’Aflao. Le récit fictif (bien que basé sur des faits réels) qui se déroule ci-dessous est narré par un jeune homme qui a joué un rôle central dans les événements.
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Je suis aux fers, depuis hier soir dans le cachot de Keta, humide, poisseux avec cette odeur de mort que j’ai en horreur. Ce chien m’a dénoncé aux Blancs ! J’aurais dû l’étrangler de mes mains quand j’en avais l’occasion, quand j’étais si près de lui que je pouvais sentir son haleine fétide et voir ses pupilles se dilater sous l’effet de la terreur. Il est là, buvant le thé avec ses amis blancs pendant que le village pleure. Le gardien m’a rapporté que Denyo, mon ami, mon frère avait été enterré à la sauvette hier nuit. Aflao pleure et je suis en prison.
Tout a commencé quand Quacoe m’a envoyé dire par le plus jeune des fils d’Afiwa, la veuve qui vend le poisson séché près du poste de police ces mots simples: « Le soleil est à son zénith ». Quatre longues lunes que j’attendais ces mots de délivrance à rôder aux alentours du village comme un paria, me cachant comme un voleur. Le soleil était donc enfin à son zénith. C’était le signal convenu.
Après les dernières pluies de la saison, Quacoe m’a fait retrouver par Logee, celui qu’il appelle son fils. Il désirait me rencontrer. J’ai dû me faufiler dans le village à la nuit tombée pendant que tout le village était aux funérailles du Chef Kwami, que nos ancêtres l’accueillent auprès d’eux. Dans la case sombre, il y avait Logee qui fit le porte-parole et Quacoe dont la pénombre dissimulait le visage et qui ne me parla pas directement. Il chuchotait à l’oreille de son fils et celui-ci répétait ses paroles. Quacoe m’avait toujours méprisé même quand j’étais au service de Qwamenah. Cela m’importait peu, encore moins aujourd’hui. Seul ce qu’il avait à proposer m’intéressait. Attendre me brûlait. Après de longues secondes à attendre que Logee me délivre la parole paternelle, Quacoe finit par prendre la parole pour s’exprimer dans le style qui caractérise cet homme qui détestait par-dessus tout perdre son temps: » Es-tu d’accord ? » dit-il à mon endroit alors qu’il avançait son visage dans la lumière et que la lune faisait darder sa scarification sur la joue dans sa lumière blanche comme une lame effilée. Je ne répondis rien, je prie seulement la main qu’il me tendait et hochai la tête en le regardant dans les yeux. Il voulait le pouvoir, je voulais me venger, nous pouvions faire cause commune. Pour cette fois-ci. Après que nous ayons convenu du signal et des détails de l’opération, je ressortis de la case et disparus dans la nuit comme j’étais arrivé.
Tout commença il y a 3 jours (le Samedi 5 Novembre 1881 ndlr). Le soleil n’était pas encore haut dans le ciel, les pêcheurs s’apprêtaient à partir en mer quand traversant en toute hâte la plage, trois hommes travaillant pour Quacoe furent contrôlés par les policiers qui travaillent pour les Blancs. Autant nous avions l’habitude d’ignorer Mensah ce creve-la-faim qu’aucune fille du village ne voulait épouser, autant Antony le Fanti, nous a toujours inspirés une haine sans borne. Les Fanti, les gens d’ici disent qu’ils sont toujours les premiers à collaborer et faire des courbettes à ces envahisseurs. Mensah et Antony hélèrent les porteurs qui s’arrêtèrent sans opposer de résistance. Ils dirent que la marchandise appartenait au Chef Quacoe. C’était trois dame-jeannes de rhum et une petite caisse de gin. Quacoe avait aussi signé les papiers avec les Blancs sur le bateau. Qwamenah savait que Quacoe aussi avait le droit de débarquer de la marchandise sans payer pourtant il s’arrangeait avec Antony pour bloquer les marchandises des autres chefs qui sont montés sur le bateau avec lui. Il est comme cela ce chien: dire une chose, faire son contraire dès que vous avez fini de vous serrer la main. Je l’ai appris à mes dépens.
La marchandise fut saisie. Il paraît qu’Antony avait le sourire des grands jours et qu’il disait qu’il se moquait que la marchandise appartienne à Quacoe ou même à son grand-père décédé. Les hommes partirent porter la nouvelle à Quacoe. Ce dernier savait que c’était l’incident qu’il attendait. Il envoya immédiatement ses fils battre le gong dans tous les quartiers. Il promit de distribuer la marchandise saisie pour des réjouissances le soir-même, si les jeunes hommes vigoureux l’aidaient à récupérer son bien. J’ai appris que Kplorla, le champion des bagarres du village, descendit de sa pirogue sur la plage, haranguant ses compagnons et bientôt ils furent une cinquantaine à se diriger avec Quacoe à leur tête, vers le poste de police où Mensah et Antony buvaient tranquillement leur bouillie de maïs du matin. Ils entrèrent comme autant de chats sauvages, saisirent les deux traîtres et leur administrèrent une leçon qu’ils ne sont pas près d’oublier. Rien ne résista à la fureur des assaillants, le poste de police a été passé à sac. Quacoe, craignant les représailles ordonna que les policiers soient laissés saints et saufs, c’est ainsi qu’on laissa Mensah s’échapper. Kwame, le frêle jeune homme dont la concession se trouvait à la sortie du village vers la forêt ne put retenir sa colère, il lâcha un énorme coup de gourdin sur la tête d’Antony qui se mit à pisser le sang. Quacoe dut user de toute sa force de persuasion pour que les jeunes surexcités par les femmes dehors qui les galvanisaient laissent enfin Antony prendre la fuite. Logee qui était de la troupe suivit Antony qui détalait comme un porc dont on a raté l’égorgement. Vers où allait se diriger ce peureux ? Il fila tout droit chez Qwamenah !
Ce que tout le village pensait sans jamais le dire venait de se vérifier, Qwamenah et Antony étaient de mèche pour tuer le commerce sur notre côte. Logee prévint Quacoe qui envoya le fils d’Afiwa me transmettre le mot convenu. Je savais que la situation était dangereuse mais j’avais la rage au cœur. J’accourus sur la plage, là où se trouvait le poste de police. Les jeunes hommes portaient les dames-jeannes sur la tête. Ils chantaient et dansaient pendant que les enfants aux alentours mimaient la fuite de Mensah et d’Antony. C’était justement ce qui m’inquiétait le plus. Vers où était parti Mensah ? Connaissant son tempérament de poltron j’étais sûr qu’il était parti alerter les renforts. Dans l’enthousiasme général, personne n’était prêt à écouter mes mises en garde. Je tirai Quacoe de côté et l’interrogeai: « Tu as des fusils chez toi? Où sont-ils ? » Après l’ombre d’une hésitation qui traversa son regard, il comprit où je voulais en venir. Il était trop vieux pour courir lui-même. Il fit par appeler Logee qui venait de rejoindre l’attroupement et lui intima de m’accompagner. Nous arrivâmes en courant chez Quacoe. Logee deplaça à la hâte des caisses vides entreposées dans un coin dans la salle du fond et entrepris de creuser avec ses mains, je l’aidai tout en étant dubitatif. Après quelques instants, nos doigts se mirent à effleurer des tubes métalliques : les fusils étaient là ! Une bonne cinquantaine de fusils. Qui sait depuis quand ils attendaient sous terre ?
Logee me laissa terminer le travail et retourna sur la plage. Il était vers la dixième heure du jour quand je les rejoignis. Peu après, furent aperçus venant de l’Ouest par le petit chemin étroit un groupe d’une dizaine de Haoussas. Mada était leur chef. Je le reconnus tout de suite à sa grande taille et ses manières dédaigneuses. Mada était particulièrement haï par ici. Il avait l’habitude de racketter les villageois et prenait des filles par la force pour lui et ses hommes. Je distribuai les armes à la hâte pendant que le détachement marchait vers et nous nous cachâmes derrière tout ce qui était suffisamment solide pour nous abriter des tirs ennemis. Il arrivèrent, nous ouvrîmes le feu. Peu d’entre nous savaient tirer réellement. Aucun Haoussa ne fut atteint. Pendant que nous rechargions nos armes par la gueule, ils ouvrirent le feu à leur tour. Leurs armes faisait un bruit semblable à des petits coups de tonnerres. Les nôtres eurent peur. Apparemment, les Haoussas étaient aussi nerveux que nous et manquèrent tous leurs cibles. Pendant qu’ils se regroupaient au milieu de la place pour recharger et faire feu à nouveau. Kplorla bondit de derrière un mur et se jeta de tout son poids sur Mada complètement surpris. Après lui avoir asséné quelques coups de poing à la figure, il recula de sa position sur son ventre et sortit le petit couteau qu’il portait à la taille et dans un geste impitoyable, le lui planta dans la poitrine. Mada hurla de douleur et le sang se mit à gicler en saccades écarlates. Kplorla se leva et lui cracha dessus sous les yeux médusés des compagnons d’arme de Mada qui prirent la fuite à travers la brousse. Nous laissâmes Mada pour mort dans le sable et nous dirigeâmes vers le village.
C’est à ce moment que je rappelai aux jeunes que s’ils avaient failli se faire tuer, c’était de la faute de Qwamenah dont la case se trouve tout près. Nous arrivâmes au pas de course. Ce vieillard qui se croyait malin et s’était réfugié au fond de sa maison. Logee alla l’en extraire sans difficulté, le tirant par le revers son pagne cher dans lequel il aimait à se draper. Soudain il était là, devant moi, pantelant, les yeux plein de larmes. Le silence nous enveloppa. Ce chien errant posa ses mains sur mes avant-bras et ouvrit sa bouche tremblante: « Mon fils, est-ce ainsi… », je me dégageai brutalement et dans la fureur qui pulsait dans mes veines, lui administrai une énorme gifle. Le grand Qwamenah, celui qui intriguait à tout va, était à mes pieds, pleurnichant comme un gamin, la lèvre en sang. Je le regardai, il ne me faisait pas pitié. « Je t’avais dit que je reviendrais » lui dis-je. Il ne répondit rien. Je lui tournai le dos et le laissai aux bons soins de Logee et ses compagnons. Je l’entendis hurler pendant que les coups pleuvaient sur lui de toutes parts. J’entrepris de fouiller la maison. Pas grand-chose. Je mis la main sur quelques bijoux d’or et de l’argent des Blancs. Je sortis à la rencontre de Quacoe qui était sûrement en route pour contempler la défaite de notre ennemi commun. Nous étions encore sur la route de la plage quand la clameur se fit entendre: Qwamenah avait pris la fuite dans la brousse tout près de sa case. Il était déjà loin quand les jeunes hommes occupés à saccager sa maison s’en sont rendus compte. Je bouillonnais de rage. Je rêvais de l’attraper et lui presser mes mains sur la gorge jusqu’à ce que ses yeux giclent hors de leur orbite. Il ne perdait rien pour attendre.
Il fallait parer à toute éventualité. Je partis donc préparer les jeunes des villages environnants contre une éventuelle attaque en représailles. Pendant que nous étions chez Qwamenah. Ce douanier corrompu de Karimu avait envoyé depuis Adafienu, Zozo son homme de main récupérer le corps de Mada. J’ai appris plus tard que ce sauvage n’était finalement pas mort. Les Haoussas venus le récupérer n’hésitèrent pas à faire feu sur tout ce qui bougeait. Horlali, le fils unique de Esinam a été tué sur la plage.
Nous pensions que l’affaire s’arrêterait là. Je pensais pouvoir me consacrer à chasser Qwamenah dans la brousse comme du gibier. Nous nous trompions. Le petit Blanc gringalet qui dirigeait le fort de Keta, celui qu’ils appellent Wilton arriva au petit matin suivant accompagné d’une quarantaine d’Haoussa armés jusqu’aux dents. Leurs armes tiraient encore plus vite que la veille. Nous ripostâmes tant que nous pûmes mais malgré notre grand nombre, nous ne pouvions rien contre ces armes qui crachaient la braise. Deux Haoussas furent tués sur le coup. Il fallait voir Wilton devenir blanc comme un linge quand mon tir manqua de lui trouer le crâne. Il leur fallut une heure pour nous débusquer, ceux d’entre nous qui étions restés. Les autres prirent la fuite. Les Haoussas voulurent se lancer à leur poursuite mais leur maître les en dissuada. Nous les aurions égorgé comme des poules les uns après les autres.
Zozo fut celui qui m’attacha. Nous étions trois au total à avoir été identifiés comme les meneurs. Kplorla, Logee et moi. Quacoe avait des amis, il ne fut pas inquiété. Depuis ma cellule, j’ai appris que les chefs Akolatsè et Tamakoe sont venus voir Wilton pour lui assurer que le peuple allait rester calme et qu’une grande partie des responsables étaient aller se réfugier dans les forêts autour de Bè.
Ce matin, je fus réveillé par la voix de Qwamenah. Il était devant la grille, savourant sa victoire. Il souriait presque. Je m’approchai lentement. Il recula d’un pas puis deux. Il me lança:
– Moi, Qwamenah, je gagne toujours.
– Est-ce pour ça que tu te couches comme une pute devant ces Blancs ? lui demandai-je
– Je veux de l’argent, beaucoup d’argent et pour l’instant ce sont les Blancs qui l’ont. Je veux posséder la plage. De Keta à Bey. Je suis prêt à marcher sur quiconque se tiendra sur mon chemin. Toi, tu es devenu mon ennemi le jour où tu as révélé à Quacoe et aux autres chefs ce qui était écrit sur le papier que nous avons signé sur le bateau.
– Tu es un ignoble voleur Qwamenah !
– Un voleur, et un criminel aussi, ne le savais-tu donc pas?
– Oui je le sais. Tu n’as jamais envoyé l’argent à mes parents. Tu savais que nos créanciers avaient pris Efia, ma sœur en contrepartie de la dette de mon père. J’ai travaillé à ton service seulement pour que tu paies la dette de mon père… Efia a été vendue comme esclave, il y a six lunes maintenant, la rançon ne venant jamais.
Qwamenah ne répondit rien. Il était au courant. Il se contenta de lisser sa barbe dans un instant de réflexion. Alors ma colère explosa, je lui hurlai au visage: « Tu es un fils de chien Qwamenah! Tu m’avais promis ! »
Il eut un rictus diabolique puis rétorqua: « Bennett, mon fils fanti, et donc tu m’as cru? Eh bien, j’ai menti ! »
– Mon nom c’est Agyemah, tu le sais et je te retrouverai, crois-moi.
Qwamenah remua cérémonieusement la tête puis soupira ironiquement: « Si tant est que tu réussisses à sortir d’ici vivant un jour… »
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L’histoire va désormais prendre un sacré coup d’accélérateur et se déporter essentiellement à partir de maintenant à Petit Popo (Aného) où les rivalités entre les Akagban incarnés par les Lawson opposés aux grandes familles Adjigo de la ville vont mener à la création du Togo deux années plus tard. Mais ça… c’est une autre histoire.