Le Régent
Le 25 Août 1883, le Benguela voit enfin apparaître Petit Popo après deux jours de mers agités. L’impatience est à son comble pour l’homme dans la force l’âge qui se tient près de la passerelle. Il tient à être le premier à monter dans la chaloupe qui l’amènera fouler la plage, celle de ses ancêtres. La dernière fois qu’il était venu ici, il n’était encore qu’un enfant. Tant d’années se sont écoulées… Mais ce matin-là, le temps presse. La nostalgie attendra bien encore un peu. Il a failli manquer le rebord de la chaloupe tant la fébrilité le gagnait. Aussitôt sur ses jambes, il se précipite à l’avant près du batelier. Neuf autres passagers ne tardent pas à le rejoindre. Il les regarde à peine. Il entend cependant parler guin. Cela lui donne du baume au coeur, il a encore plus envie de réussir cette mission de la plus haute importance qu’il a reçue de leur grand ami.
La chaloupe s’avance vers la plage. Encore quelques mètres. Il ne tient plus en place, mais doit se maîtriser. Les circonstances l’exigent. L’embarcation s’arrête lentement à distance confortable pour permettre aux passagers de descendre sans trop se mouiller. Il défait les lacets de ses souliers couleur ocre, empoigne ses deux chaussures dans une main, de l’autre il s’appuie le rebord et d’un geste énergique saute par-dessus bord. Ses pieds touchent l’eau fraîche qui sort à peine de la nuit. Dans le ciel, le soleil émerge paresseusement. La brise souffle avec vigueur. A peine a-t-il quitté l’écume des vagues qu’il se penche pour ramasser une poignée d’un sable pas aussi fin que celui de la plage de Freetown, où il lui est arrivé de nager tant de fois. Mais peu importe, ce sable c’était celui de sa terre.
Les petits portefaix accourent, se jettent sur les premiers passagers comme les nuées d’oiseaux s’abattent sur les arbres de l’arrière-pays. Les enfants sont à peine réveillés. La plupart ont un pagne passé sous les aisselles, les deux pans croisés sur la poitrine et noués sous la nuque, les plus âgés portent un short et exposent leurs pectoraux que l’adolescence a commencé à fortifier dans la lueur terne du matin. Trois enfants sont autour de lui « Fofovi, Fofovi, j’étais là le premier » répètent-ils comme une chanson bien apprise. Il soupçonne le garçon d’une douzaine d’années qui le colle de trop près sur sa gauche d’en profiter pour lui faire les poches. Il lui pose une main ferme sur l’épaule et le regarde droit dans les yeux : « Toi, quel est ton nom ? »
Mensah, lui répond le garçon sur le visage duquel un sourire commence à s’épanouir.
Je t’attends là, lui indiquant de son menton fier le monticule de sable où les vagues les plus hargneuses venaient se briser. Le batelier te remettra mon bagage. Reviens me trouver ici et conduis-moi à Lolanmé.
Quelques minutes plus tard, le gamin revint le trouver au lieu indiqué. Il avait les mains sur les hanches regardant dans la direction opposée à tout ce raffut, perdu dans ses pensées. Le porteur se mit en marche lui à sa suite. Direction Lolanmé, le centre du pouvoir des Lawson à Badji sur l’estuaire du lac.
Il avait 43 ans, était citoyen britannique et en tant que tel, servait la colonisation anglaise dans la région en tant que géomètre. L’homme qui allait faire bouger les lignes en donnant un grand coup de pied plein de malice dans la fourmilière des intérêts entremêlés de ce petit territoire venait de débarquer. Lui c’est William Tèvi George Lawson, fils de Thomas Georges Lawson et petit-fils de Georges Lawson, premier du nom et l’aïeul de la puissante famille de la côte des Popo. Son nom clanique était Tetteh Agamazon. Il avait reçu tout comme son père une éducation britannique. Et il avait accepté cette mission avec avidité à double titre : d’une part, pour sauver le projet de protectorat totalement désavoué par le Colonial Office que Samuel Rowe, gouverneur britannique de la Gold Coast formait sur ces quelques miles qui séparaient la limite de la frontière de ce territoire et celle du Nigeria afin de stopper définitivement la contrebande d’alcool, de tabac et autres produits d’importation en ce point de la côte ; et d’autre part pour restaurer le prestige de la maison des Lawson sur le territoire guin. Les deux étant intimement liés et dans l’ordre chronologique inverse.
Comme si son jeune porteur avait répandu secrètement la nouvelle de son arrivée, bientôt une petite cohorte d’enfants de tous âges l’escorte vers New London, le regroupement de cases en dur que les Lawson appelaient leur palais. A peine ont-ils mis pied à Badji que les enfants se mettent à chanter :
« Sortez ! Venez voir ! Agamazon est de retour ! Relevez la tête ! Agamazon est là ! »
Petit à petit, d’abord curieuses, les femmes qui s’occupaient à cette jeune heure du jour des tâches de propreté de leur devanture sont gagnées par l’excitation ambiante. On en voit qui étalent leur pagne pour paver le chemin de l’illustre inconnu. William était gêné par tout le folklore mais éprouvait un brin de fierté d’être ainsi reconnu par les siens. Il hâte son pas avant que la foule derrière et mais surtout devant lui n’ait le temps de s’épaissir. Sur sa gauche, alors qu’il approche les berges du lac un portail de bois dur s’ouvre déversant dans la rue dont l’effervescence commence à peine, une demi-dizaine de femmes dont la plus âgée se jette à son cou avant de lui verser de la poudre blanche sur les cheveux en signe de bienvenue. Il manque de suffoquer mais sourit. Elles l’exfiltrent bientôt et ferment la porte derrière elles. Une fois dans la cour, elles se rassemblent derrière l’empoudreuse et attendent qu’elle parle.
La Tante Adakou lui fait comprendre qu’elle a reçu la mission de veiller sur William durant son séjour. Il a envie de répondre qu’il n’avait pas besoin d’être materné mais serre les mâchoires et sourit à nouveau. Il vaut mieux ne brusquer personne à cette étape. Il demande simplement comment contacter l’Oncle Kodjo. Adakou mi-amusée, mi-sévère lui rétorque qu’il sera toujours temps pour cela et qu’il devait se rafraîchir et se restaurer. Il se fait docile et ne bronche pas tout en gardant à l’esprit que personne ne lui dicterait son agenda.
***
Quelques heures plus tard, William Lawson est dans la salle du conseil. Assis autour de lui, les anciens du pays, chefs des familles alliées, chefs militaires sont disposés devant lui dans un arc parfait, prêts à écouter les ordres de mission reçus de son père. La tension est perceptible. L’orateur, sûr de son fait est imperturbable. Après les salutations d’usage, et les libations de bienvenue, le plus ancien de l’assemblée donne la parole à William qu’il arrache avidement et se lance :
« Mes chers parents, chefs des grandes maisons d’Aného,
Qu’est-il advenu de la maison de notre père à tous Akouetey Lawson ? Pourquoi la tristesse et la désolation est sur le visage de nos mères et de nos femmes ? Qu’avons-nous fait de l’héritage du Roi Guerrier ?
Nous avons laissé l’étranger répandre l’opprobre et la corruption sur le pays. Ce Pedro Kodjo Landjekpo que nous avons accueilli ici, chassé comme un rat par Zoki parce que sa mère était notre fille, veut arracher le pays de nos mains et le vendre à ces Français qui sont ses partenaires de commerce. Vous êtes tous témoins de ses agissements perfides et la preuve la plus flagrante vous l’avez eue il y a une dizaine de jours quand il a fait venir ici ce navire de guerre français à bord duquel il est monté avec les brigands qui l’accompagnent dans son œuvre pour donner le pays de nos ancêtres aux Français. Quel que soit le papier que ces ignares ont signé, je vous le dis, il n’a aucune valeur.
N’ayez aucune donc crainte. Mon père, qui connaît votre courage et votre dévotion à servir le trône des Lawson, n’est pas resté inactif. Il n’a de cesse de prouver que le pays est bien à nous, à nous tous. C’est d’ailleurs pourquoi je suis ici avec l’appui de nos amis anglais qui ont promis de nous soutenir dans la reconquête de ce qui est en train de nous être volé. Pour y parvenir, nous devons nous unir, former un front solide comme du temps de nos grands-pères pour que le seul drapeau qui flotte sur nos terres soit celui de l’Angleterre. Ces sournois Français qui avancent cachés nous n’en voulons pas chez nous. Nous voyons clair dans leur jeu et nous ne nous laisserons pas faire ! Mon père m’a remis de quoi remobiliser vos troupes et vous préparer à l’affrontement qui vient. Chacun recevra ce qu’il lui faut à cet effet. La période des interdictions s’annonce déjà. Vous le savez, il nous est interdit de verser le sang en cette période sacrée. Je ne souhaite pas verser le sang ni pendant les quatre semaines qui viennent, ni après. Nous sommes sûrs de notre droit et convaincus qu’il prévaudra sans avoir besoin de nous déchirer. Mais il nous faut être prêts si quelqu’un est suffisamment têtu pour se dresser sur notre chemin. Vos pères ont combattu aux côtés de mon grand-père pour repousser les usurpateurs de ce pays. Nous l’avons fait, nous pouvons le refaire. Ce qu’il nous faut c’est parler d’une voix forte et unie, c’est pourquoi il nous faut un chef que nous pouvons suivre dans la bataille, un chef qui puisse restaurer le prestige de nos maisons. »
Un lourd silence s’abat sur l’assemblée de notables. Chacun goûte presque dans sa bouche la gravité des mots par lesquels Agamazon a achevé son allocution. Ce dernier lève fièrement le menton, l’œil pétillant. Il a fait mouche et il le sait. Résultat quasi immédiat, le vieux Gomez défiant tout protocole se lève et commence à applaudir imité par l’intégralité de l’assemblée présente. Le triomphe semble désormais total.
***
Le soir tombe sur London House, William sort devant la concession pour se dégourdir les jambes. Il est convaincu plus que jamais : « Ce qu’il nous faut c’est un ROI. Les Blancs ne respectent que cette autorité. Il nous faut un roi. Je ferai couronner un roi après Epé-Ekpé et je reprendrai le pays de mon père à cet imposteur. »
Le plan de Tetteh Agamazon fonctionne à merveille. Six jours après son arrivée, le 31 Août 1883 lors d’une assemblée en comité restreint les notables de la famille Lawson ainsi que leurs alliés le désignent comme régent, lui prêtant allégeance. Sa mission principale est de désigner un roi pour le parti des Lawson afin de rétablir leur suprématie en déclin sur la ville d’Aného. Le soir même, il va écrire à leur ami anglais, le gouverneur Samuel Rowe pour lui faire part de ses progrès. Il se promet de ne pas trop lui en dire, juste assez pour conserver son soutien. La rente qu’il lui verse est essentielle pour poursuivre sa mission.
2 thoughts on “Le Régent”