Le temps des offrandes
Nous l’avons vu, fin Août 1883, William Tèvi George Lawson débarque à Petit Popo avec une mission claire : restaurer le prestige et la mainmise des Lawson sur la ville. C’est l’aboutissement de deux années de confusions, de controverses déclenchées par un agent de commerce français, employé de la firme Cyprien-Fabre-et-Cie, J. Bocamy.
Alors qu’à la fin 1881 l’attention des Britanniques est encore toute entière focalisée sur la frontière orientale de leur colonie de la Gold Coast et les succès relatifs de l’annexion de Denu et de Keta, nuancés tout de même par leur cuisant échec à obtenir le contrôle de Kodjoviakopé mais surtout de Bey Beach (Bè plage) et Baguida, la peur créée par une taxation lourde sur le commerce des alcools a tôt fait de franchir la cinquantaine de kilomètres qui éloigne Aného (Petit Popo) de là.
Les Français ont vite compris comment tirer partie de cette crainte et vont mettre en route une redoutable machine de propagande avec pour objectif ultime d’empêcher les Britanniques de faire se rejoindre leur colonie de Gold Coast et leurs établissements de Lagos pour ne former qu’un tout. Ce faisant, ils auraient par leur taxation exclu les autres nations européennes établies sur l’ancienne côte des esclaves, la France et le Portugal notamment présents au Dahomey.
Au cœur de ce jeu dangereux pour le contrôle du commerce, une famille : Les Lawson.
Aného est connue des commerçants européens depuis la fin du 18ème siècle d’où date sa fondation comme exutoire commercial du royaume de Glidji plus à l’intérieur des terres sur le lac encore appelé à l’époque Avon (le Lac Togo). Sans organisation hiérarchique claire, creuset où se mêlent diverses populations comme nous l’avons vu plus loin, la ville est tour à tour dominée par les familles qui ayant acquis suffisamment de richesses pour se payer les armes peuvent se permettre de la contrôler.
Depuis les années 1820, ce sont les Lawson qui dominent Aného. Ils tirent leur position des succès militaires de Latévi Awokou, le fondateur de la famille et renforcés par son fils Georges Akouété Zankli avant sa disparition en 1857. Avec ce décès et l’incapacité récurrente de ses successeurs à maintenir le leadership de la famille, cette position dominante sera vite menacée par leurs rivaux Adjigo en particulier. A tel point que la marine anglaise doit intervenir dans les années 1860 pour rétablir l’ordre en faveur des Lawson. En effet, la Grande-Bretagne entretient des liens moraux et un protectorat de fait sur Aného et la famille Lawson depuis que son fondateur a été personnel navigant de la marine marchande britannique.
La note qui va déclencher l’affaire arrive sur le bureau de Sir Samuel Rowe, nouveau gouverneur de la Gold Coast à la toute fin du mois d’Août 1881. Elle émane de Petit Popo, d’un certain Edward Burdes, agent de MM Fred-And-Andrew-Swanzy, ancêtre de l’UAC pour laquelle travaillera en Gold Coast, un certain Sylvanus Olympio. Noir sur blanc il décrit le pire cauchemar du gouverneur : “Les agents français de MM Cyprien-Fabre-et-Cie […] ont informé les indigènes de Porto Seguro (ndlr : Agbodrafo), Petit Popo et Grand Popo que le Gouvernement anglais a l’intention de s’emparer de cette côte”. Il annonce par ailleurs la position française : M. Bocamy a demandé aux chefs de la zone de signer un appel à la France qui, de fait ,les protègerait, eux et leur commerce des appétits britanniques. Ensuite, il prend des pincettes. Les chefs de Grand Popo et de Porto Seguro auraient d’ores et déjà signé ledit document tandis que Petit Popo où les alliés Lawson des Britanniques ne s’en laissent pas conter, serait partagé quant à l’issue à donner à la sollicitation française.
Comment en est-on arrivé là ?
En forçant les annexions de Keta et de Denu fin 1879, les Britanniques ont mis le doigt dans un engrenage qui les empêchera définitivement de fouler en puissance conquérante les côtes aujourd’hui togolaises. Mais cela, ils ne le savent pas encore. Ce qu’on sait en revanche c’est que ces annexions contestées ont éveillé chez la partie française dès le début de l’année suivante les pires craintes quant à leur commerce dans la zone.
La contre-attaque est amorcée très tôt par les commerçants avec l’appui du vice-consul de France à Lagos, Aldin d’Elteil. En fait, dès le 02 Janvier 1880. Son courrier adressé au ministère français des affaires étrangères dit en des termes très clairs la menace qui pèse. “Si tous les Popos deviennent anglais, c’en est fait de notre commerce dans ces parages, les administrateurs de la Côte de l’Or […] ne poursuivant qu’un seul but avec ces annexions successives: celui de frapper les branches les plus lucratives de notre commerce – les alcools – de droits énormes […]”
La méthode retenue est subtile et pernicieuse: susciter les demandes de protectorat des populations locales pour ensuite pousser le gouvernement français à prendre position pour préserver les intérêts commerciaux de ses firmes sur la côte.
C’est Agoué qui entre, la première dans la danse le 05 Août 1881. Le père Ménager, chef de la communauté des missionnaires de la SMA (Société des Missions Africaines) “recevra” la déclaration de Todédjéapou, au nom du chef de guerre d’Atanley, chef d’Agoué-Adjigo qui renouvelle “son désir de donner son pays à la France, ou tout au moins d’obtenir le protectorat du pavillon français, le seul qui représente des institutions en rapport avec celles de son pays et qui puisse lui assurer dans l’avenir la liberté absolue du commerce”.
Bocamy manœuvre fort habilement et marque un nouveau succès deux semaines plus tard en obtenant coup sur coup les 18 Août et les 20 Août, à Petit Popo puis à Porto Seguro et Agbanakin les signatures valant ralliement de personnalités de haut rang dans la hiérarchie sociale de la zone appelant le protectorat de la France. Curieusement, ou pas du tout quand on sait ce qui se trame, les textes sont à la virgule près pareils. L’ubuesque le dispute au ridicule quand on y lit des tournures aussi ampoulées que “les marchandises de France sont excellentes et bien plus loyales que celles venant d’autres pays, que les agents français sont des négociants bons et honnêtes, pour ces raisons, nous aimons la France autant que notre patrie” ou plus loin parlant de la demande de protectorat “nous tenons à notre indépendance, mais nous nous résignons à tout plutôt que de devenir anglais […] Ici, les jours de fête, les pavillons français flottent seuls sur nos maisons, en signe de grande réjouissance.” Un véritable encart publicitaire à la gloire du commerce français en somme…
Ce qui est plus important en dehors de ce texte suranné, ce sont les signataires. Parmi eux, se trouvent les protagonistes de premier plan des intrigues qui vont suivre :
- Folly Awoussi Tonyo, roi de Glidji,
- Pedro Kodjo Landjekpo da Silveira, rival féroce des Lawson qui l’accusent à tort ou à raison d’être un usurpateur (nous le verrons bientôt),
- Kodjovi Djiyéhoué, le complice indécrottable de da Silveira,
- plus grave encore, John Mensah, cousin germain des Lawson, signera à Porto Seguro cette déclaration.
Entre ses deux derniers coups d’éclat, Bocamy se hâte de rendre compte à son autorité tutélaire, le vice-consul de France en Sierra Leone, Victor Bareste. Le diplomate se montre plus prudent que le commerçant et instruit sans complexe dans sa réponse du 10 Septembre 1881 au courrier de Bocamy daté du 19 août : “D’accord pour manipuler, mais restons discrets : surtout pas de vagues. […] Si vous pouvez expédier pour l’Europe des demandes de protectorat avant qu’aucune démarche ait été faite par les Anglais, je considère la position comme sauvée.”
Sur la côte des Popos, comme on l’appelait à cette époque, l’agitation est à son comble. Ce qu’ignorent cependant les différents acteurs c’est l’indifférence avec laquelle et la Grande Bretagne et la France vont recevoir ces différents rapports et pétitions venus d’Afrique. A Londres, les élans annexionnistes de Samuel Rowe sont réfrénés par l’administration coloniale alors qu’à Paris, Jules Ferry a maille à partir avec le parlement français qui lui reproche l’annexion de la Tunisie à son insu quelques mois plus tôt. De plus, Britanniques et Français qui sont parvenus à un difficile accord sur la démarcation entre la Sierra Leone et la Guinée en Juin 1881, après s’être longuement fait face veulent à tout prix éviter de nouvelles frictions.
En Septembre 1881, on est donc finalement proche de l’enlisement. Tout le monde semble s’en contenter. Les seuls perdants dans l’histoire semblent donc être les Lawson, devancés par leur rival adjigo Pedro da Silveira qui a réussi à “donner” le pays aux Français bien avant qu’eux aient eu le temps d’obtenir le protectorat de Londres. Leur prestige en a pris un sacré coup sans compter qu’ils sentent désormais le commerce précieux leur filer entre les doigts avec la menace de perte d’hégémonie que cela représente.
2 thoughts on “Le temps des offrandes”