Poker menteur entre Paris et Londres
La lettre qui porte tous les espoirs d’Edmund Lawson, et son clan avec lui, arrive à Londres dans les premiers jours de 1882. Malgré quelques voix de fonctionnaires qui s’élèvent pour pousser enfin à une réponse favorable à la demande de protectorat venue de Petit Popo, le ministre anglais des colonies, le Comte de Kimberley, tranche aussi net dans une note à ses services : “Je pense que nous devons décliner poliment l’invitation à entrer en possession de Petit Popo et laisser Cudjoe et Lawson régler leur problème de leur mieux tout seuls”.
Rowe accuse le coup et transmet aussi sèchement le refus à Aného. Mais il est loin d’avoir abandonné la partie. Il faut reconnaître que c’est un enjeu vital pour la colonie de Gold Coast qu’il gère.
Une nouvelle occasion se présente quasiment un an plus tard. Edmund H. Stanley, comte de Derby reprend le ministère des colonies et interroge Samuel Rowe sur l’épineuse question de la contrebande qui met en péril les finances du territoire. C’est un courrier détaillé qui chiffre notamment à 20.000 livres Sterling les revenus additionnels qu’engrangerait la Grande-Bretagne en acceptant d’annexer Aného qui vient répondre à la demande d’information du ministre. C’est un montant à peine supérieur au déficit budgétaire annuel de la Gold Coast. On comprend aisément pourquoi le sujet tient à cœur au gouverneur.
“Si vous voyez quelques raisons de s’attendre à une annexion de Petit Popo par les Français, vous êtes autorisé à conclure un traité avec les chefs […]un traité les empêchant de céder leur pays à aucune puissance avant d’avoir… Cliquez pour tweeterL’ensemble des arguments développés ne sont cependant suffisants pour convaincre le ministre qui, pour la première fois depuis deux ans de refus successifs consent à expliquer à Rowe l’opposition du Colonial Office à une annexion d’Aného. Certes il y a un intérêt certain à annexer mais absolument rien ne garantit que les commerçants ne recommenceront pas quelque temps plus tard la même manoeuvre observée plus tôt à Keta, puis Denu. C’était en effet une remarque de bon sens. La Grande Bretagne ne pouvait raisonnablement pas continuer à repousser la frontière de sa colonie à l’infini. Le courrier se termine cependant par une phrase, et on dirait que Rowe n’a lu que celle-là : “Si vous voyez quelques raisons de s’attendre à une annexion de Petit Popo par les Français, vous êtes autorisé à conclure un traité avec les chefs – s’ils sont d’accord – un traité les empêchant de céder leur pays à aucune puissance avant d’avoir demandé l’avis et obtenu l’accord du Gouvernement de sa Majesté”. Ce n’est résolument pas tombé dans les oreilles d’un sourd…
Il ne faudra d’ailleurs que deux petits mois pour que le gouverneur trouve une occasion de mettre en œuvre ces instructions. Le 1er Août 1883, l’alerte est donnée par le district commissioner Roberts de Keta : un navire de guerre, le Voltigeur mouille au large de Petit Popo ! Les Français seraient venus notifier aux chefs locaux qu’ils acceptent le protectorat proposé par le clan adjigo deux ans plus tôt. En réalité, c’est une fausse alerte. Ou disons que la vérité est plus nuancée.
Le 19 Juillet, effectivement un décret a été pris pour accepter la demande de protectorat initiée par Bocamy. Mais la France prend le parti d’avancer masquée parce que sa priorité est ailleurs : Porto Novo. En effet, elle a hissé son drapeau le 2 Avril 1883 sur la cité au fort mécontentement de la Grande Bretagne qui conteste ses droits sur les villages environnants. Des discussions sont à ce moment-là en cours, menées par l’ambassadeur anglais à Paris Lord Lyons. Elle décide donc de surseoir à la proclamation de son protectorat sur Aného. On comprend aisément pourquoi, dans ce contexte de tension diplomatique.
L’incident a cependant le mérite de sortir l’Angleterre de sa léthargie enfin. Elle se met en branle. Et de curieuse manière. Le 17 Septembre, le sujet de Petit Popo entre au menu des sujets diplomatiques entre Paris et Londres. Le Colonial Office demande au Foreign Office (le ministère des Affaires Étrangères) de faire passer les instructions au Vicomte Lyons à Paris. En des termes pesés, la France est priée d’aller voir ailleurs. Car si l’Angleterre se refuse pour l’heure à annexer Aného, elle n’accepte pas pour autant que la France ait des prétentions sur ce qu’elle considère comme son pré carré. Son argument : la cession nous a été offerte bien avant vous.
Le ministre français des Affaires Etrangères, Paul-Armand Challemel-Lacour, relève très tôt un point qui demeure obscure dans la demande des Anglais: ils ne précisent pas de quand datent les “offres” de cession sur lesquelles s’appuient leurs revendications. La stratégie est dès lors claire : les pousser à dire de quand datent les demandes de protectorat qu’ils ont en leur possession sans pour autant dévoiler la date de celles qu’eux ont en main. Les Français agissent ainsi parce qu’ils savent de par le courrier de Bareste deux ans plus tôt que Thomas George Lawson affirme avoir offert le protectorat d’Aného à l’Angleterre depuis 1861. Vingt bonnes années avant l’initiative de Bocamy et da Silveira. Imparable donc. Tant que l’Angleterre ne se réfère pas à cette première demande, tout reste jouable pour la France. Et même si. Les Anglais n’ont en fait jamais accepté formellement cette demande initiale. La stratégie de défense de la France est dessinée par le jeune sous-secrétaire d’Etat aux colonies, un certain Félix Faure, futur président emblématique de la IIIème République. Il démonte la demande anglaise en soulignant que la fameuse demande de 1861 n’était dans les faits pas une demande de protectorat à titre permanent mais plutôt une forme de demande d’assistance à titre ponctuel. Ce qui n’est pas faux: ce que les Lawson voulaient c’était l’appui des Anglais pour défaire leurs rivaux. Si on ajoute à cela, le questionnement logique qu’on peut avoir sur la légitimité de la famille à céder le territoire, l’argumentation anglaise n’a que peu de bases solides. Ils le savent peut être, c’est pourquoi ils hésitent à citer 1861 comme référence.
La réponse qui parvient à Londres est donc une fin de non recevoir. En substance, la France ne voit pas de raison de se désengager de Petit Popo tant que la Grande Bretagne n’est pas en mesure de prouver que son implication est antérieure à celle des demandes de protectorat reçues. Le gouvernement de Sa Majesté, n’a plus le choix, elle doit dévoiler ses cartes. Et elle va jouer avec les mauvaises… malheureusement pour elle.
C’est en effet, en tentant de démontrer à la partie française que ses prétentions sont légitimes qu’on se rend compte que l’Angleterre n’a absolument pas la bonne lecture de la chronologie des événements et que les changements successifs de titulaires du portefeuille des colonies ont certainement nui à la continuité du suivi du dossier. Pensant que les prétentions françaises sont fondées sur le récent voyage du Voltigeur quelques semaines plus tôt, le Colonial Office fait répondre que l’étude de la demande de protectorat qu’il a reçue est en cours depuis début 1882. Cela est donc postérieur même à la demande initiée par Bocamy en Aôut 1881 ! Les fonctionnaires n’ont à aucun moment fait le lien entre l’alerte reçue d’Accra en 1881 et la situation actuelle. Ils tendent même plutôt le bâton une seconde fois pour se faire battre en affirmant que l’offre du clan adjigo a été faite par des personnes non habilités, en l’absence du réel détenteur de l’autorité à Aného: William Lawson, le régent (on l’a vu plus tôt, il n’est arrivé à Aného que le 25 août 1883 soit quatre semaines après le passage du Voltigeur).
La situation se résume donc ainsi : “Prouvez-nous que vous avez été sollicités avant nous” face à “prouvez-nous que vos solliciteurs sont légitimes”.
La situation se résume donc ainsi : “Prouvez-nous que vous avez été sollicités avant nous” face à “prouvez-nous que vos solliciteurs sont légitimes”. Cliquez pour tweeterAlors qu’on aborde le dernier tiers de 1883, l’Angleterre a quasiment partie perdue. C’est sans compter sur la pugnacité de Samuel Rowe. Il n’a pas attendu que les querelles diplomatiques arrivent à leur terme, il a mis son fer au feu. Le seul capable de gagner les côtes aujourd’hui togolaises pour la couronne d’Angleterre, c’était bien lui et il était résolu à y parvenir. Quitte à employer des moyens peu conventionnels.