Les papiers ou le feu
Au comble de la tension autour de la récupération des documents en la possession de Pedro da Silveira, donnant droit à la collecte des loyers et taxes auprès des maisons Cyprien-Fabre-et-Cie et Eccarius, un navire de guerre britannique l’Alecto, montre le pavillon à Petit Popo le 13 décembre 1883. Ce qui se passe ensuite, c’est un jeune garçon que vous connaissez sans doute déjà qui la raconte.
***
Mon nom est Mensah. Vous me connaissez mais c’est juste que vous ne vous souvenez plus. C’est moi, Mensah ! Mensah de la plage. J’étais avec Agamazon, le jour de son arrivée. C’est moi Mensah qui ai porté sa lourde malle ce matin-là. Ah, je vois que ça vous revient.
Moi Mensah, fils de Têlé, je vois tout. Je sais tout mais je ne dis rien. Vous dirai-je que j’ai vu Landjekpo remettre une liasse bien dodue et trois caisses de gin à M. Ajavon et que la nuit tombée, les portefaix de ce dernier ont apporté chez notre illustre voisin des caisses étranges ? Que j’ai vu Zobinu, l’un des chefs de pêcheurs sortir de cette même concession quelques heures plus tard avec une forme allongée emballée sous des tissus ? Et d’autres gaillards après lui ? Non, je ne dirai pas cela.
On en voit des choses quand on est assis là, sous la paillotte devant la maison à prendre l’air ! Des jeunes et des plus vieux entrant et sortant de la concession de vieux Landjekpo tantôt l’air grave, tantôt souriant. Et lui, toujours d’humeur égale, rassurant. Toujours une tape amicale dans le dos, l’accolade toujours joviale mais avec le rire contenu.
C’est qu’il se passe des choses louches dans notre ville, depuis quelque temps. Tenez, ma mère qui est servante à Lolan racontait à sa cousine encore hier matin qu’Agamazon était déterminé à en finir avec les intrigues du commerçant blanc aux cheveux rouges qui vient souvent voir le vieux. Il paraît qu’il a distribué de l’argent aux anciens de Badji pour qu’ils le soutiennent et qu’il paie régulièrement à boire aux jeunes portefaix d’Ela pour “quand le moment viendra” dit-il souvent.
Tout le quartier a d’ailleurs cru ce moment arrivé quand mercredi en fin d’après-midi Adjétégan est sorti de la concession du vieux, fulminant, éructant sa rage à coup de “ça ne se passera pas comme ça ! Pas cette fois-ci”. Vous connaissez les gens d’Aného: tout le monde voit, mais personne ne parle. Tout le monde était devant sa cour, tout le monde observait. Personne n’a vu à qui il avait affaire mais tous le devinaient bien, même s’il n’est pas sorti le raccompagner comme il fait à l’accoutumée avec ses visiteurs.
Si je vous raconte tout ceci, c’est parce que hier nuit nous étions tous terrés avec la ferme conviction que notre fin n’avait jamais été aussi proche.
Mais avant cela, la veille, le soleil était bien monté dans le ciel, nous étions en train de terminer le débarquement du navire de la Maison Eccarius quand Kouessan, celui qui porte une balafre sur la joue droite a attiré l’attention en criant : “Le bateau ! Il vient !” J’en ai vu, des bateaux. Je porte des colis sur la plage quasiment depuis que j’ai l’âge de marcher. Il ne m’est jamais arrivé d’en voir un aussi près de la barre furieuse. D’habitude, ils s’arrêtent au large et ce sont les hommes krou qui font le reste. Quelques garçons de notre bande sont donc allés porter la nouvelle à Lolan puisqu’on voyait flotter le fanion rouge avec le coin bleu. Il paraît qu’Agamazon a eu un large sourire quand Nikoué lui a décrit la scène et lui a même demandé de répéter plusieurs fois ce qu’il avait vu.
La bateau resta là, les Krou ne l’approchèrent pas. Personne ne savait quoi faire. Puis quand le soleil commença à baisser dans les cocotiers, on put voir distinctement mettre un canot à l’eau et trois Blancs y descendre au milieu des rameurs. La mer était agitée mais ils parvinrent à traverser la barre sans aucune peine. Ils débarquèrent quelques minutes après au milieu de la petite foule rassemblée qui se tenait prudemment à l’écart. J’en ai déjà vu, des Blancs, je peux même dire que j’en vois assez souvent. Mais ceux-là dans leur peau claire, leur tenue d’un bleu impeccable et leur curieux couvre-chef avec des sortes de plumes noires sur le dessus étaient fascinants. Une femme s’écria soudain : “Regardez, ils ressemblent aux fantômes qui poursuivent les gens dans les ruelles, la nuit !” Ce fut l’hilarité totale. Même s’il ne comprenait pas ce que cela voulait dire, celui qui visiblement était le chef du groupe avec ses manières, laissa échapper un petit sourire. Les enfants accoururent pour toucher les étrangers mais les rameurs ont tôt fait de les maintenir à distance. Bientôt le groupe fraîchement débarqué s’avança vers le haut de la plage où M. Gomez les attendait. Ils se saluèrent en Anglais. Je le sais parce que j’ai entendu “afounoun”. Les gens de Lolan se saluent souvent comme ça le soir pour faire chic.
Les contremaîtres hurlèrent pour la reprise du travail. Et comme je n’avais rien à faire à faire, j’ai suivi les étrangers au milieu du groupe d’une dizaine d’enfants qui faisait la même chose.
A Lolan, les étrangers ont été reçus par Agamazon qui trépignait d’impatience, à tel point qu’il interrompit la séance de libation conduite comme d’habitude par la tante Adakou. Ils s’assirent en cercle au milieu de la cour puis se saluèrent fort cérémonieusement. C’était différent des autres fois. De ce que j’ai pu voir assis près du portail, à distance respectueuse des grandes personnes, c’est qu’il y avait de la tension, quelques sourires entre Agamazon et le chef des étrangers. Togbé, lui participait avec réserve, attendant toujours un signe de la tête d’Agamazon pour parler. Brièvement à chaque fois.
Alors que la foule grandissait, tous étant curieux d’apercevoir les étrangers, la tante Adakou intima à Tèvi de sortir tout le monde de la cour et de fermer le portail. On s’est tous retrouvés dehors en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Je me suis assis sous un des cocotiers en biais du portail. C’est de là que je vis sortir une heure plus tard les étrangers et le roi, Agamazon, puis derrière eux Adjétégan et M. Gomez. Les poignées de main étaient fermes et les mines graves. Agamazon seul accompagna les étrangers jusqu’à l’entrée du marché d’Ela. Sur le chemin de son retour, il croisa Kangni l’un des contremaîtres et quelques jeunes hommes qui retournaient vers la plage. Il eut un grand rire en leur disant: “Nous vous ai-je pas dit “pour quand le moment viendra” ? Le moment est venu. Ils vont voir !”
Je courus raconter la chose à ma mère. Elle semblait déjà au courant. Toutes les femmes des concessions alentours ne parlaient que de cela. Les hommes se réunissaient par petits groupes. Tout le monde chuchotait. Elpidio, notre chef sur la plage disait même que les blancs ont dit avant de monter dans leur canot qu’il fallait se préparer à ce qui allait arriver le lendemain. A-t-il bien compris ce qu’ils ont dit, je ne sais pas. Il aime bien faire le malin à faire croire à tout le monde qu’il parle toutes les langues des Blancs.
Toujours est-il que le messager de Lolan s’est rendu dans tous les quartiers, et même plus loin, pour taper le gong aux aurores. Je suis convaincu que tout le monde a entendu l’annonce, au vu de la nuit courte que les familles ont passé. Tous les chefs de quartier étaient convoqués à la quatrième heure du soir à Fantékomé par Agamazon pour régler une affaire urgente. Les murmures reprirent de plus belle. La journée débuta, tout le monde reprit ses activités mais les adultes ne parlaient que du conseil du soir. Chacun y alla encore plus de son hypothèse quand au milieu de la matinée, toute la ville vit se rapprocher tellement près de la côte la bateau des étrangers. A tel point qu’on pouvait presque distinguer les hommes montés dessus. Les anciens dirent que cela n’augurait rien de très bon, qu’ils avaient déjà vu cela à Ouidah. La consternation et même la peur commençait à se lire dans les regards.
L’heure redoutée finit par sonner. Tous les anciens étaient réunis à Fantékomé. Une fois que le doyen Boèvi eût présenté les circonstances, Agamazon se mit debout. J’étais loin, sa petite taille ne m’a permis que de voir sa tête, mais je l’entendais clairement. Il parla longuement des papiers, de comment ils se sont retrouvés entre les mains du vieux Landjekpo et surtout qu’il voulait absolument les reprendre. Les oncles ont essayé d’arbitrer, de lui faire entendre raison. Les conciliabules duraient et Agamazon n’était pas très patient. Il finit par briser le silence : “Lequel d’entre vous veut contester que le roi ici présent est l’héritier légitime de Togbui Ahouawoto ?” Silence. “Eh bien, je vous dis que le roi demande que les papiers de son grand-père lui soient remis avant le coucher du soleil !” Le ciel avait déjà pris des tonalités rouges orangées. Il ne restait donc que peu de temps.
Landjekpo écoutait avec un visage qui ne trahissait aucune émotion jusque là. Puis sans prévenir, tel le vent du soir qui agite la mer, il se leva et parla très solennellement : “Si mon jeune frère qui se tient devant vous ne connaît pas les traditions du pays, ne le blâmons pas. Corrigeons-le plutôt. Après tout, il n’a pas grandi parmi nous, peut-on lui en tenir rigueur ? J’ignore si c’est son père qui lui a appris de telles manières ou à s’adresser ainsi aux anciens du pays. Il n’est, de fait nulle affaire urgente qui ne peut attendre le lever du jour pour être tranchée. Comme je l’ai dit à son envoyé encore hier, je ne remettrai aucun papier ! – L’assemblée étouffa un soupir – Encore moins ce soir et surtout pas suite aux injonctions de quelqu’un que je n’aurais eu aucune peine à compter parmi mes fils. Si vous, les anciens, refusez d’apprendre les bonnes manières à cet étranger et lui permettez de m’insulter au vu et au su de tous, je me dois de vous informer que je n’ai plus ma place parmi vous.” Il entreprit de fendre la foule avec tout le calme que requérait sa démarche claudicante. Amagazon éclata soudain d’un rire nerveux. “M. Pedro Kuadjo Landjekpo da Silveira , débita-t-il lentement et méthodiquement. Nous tenons conseil ici et l’affaire qui nous réunit n’est pas tranchée. Aussi je vous invite à reprendre votre place” poursuivit-il, provocateur à souhait. Les anciens étaient devenus des spectateurs muets de cette scène de grande tension. Le vieux se retourna avec un sourire narquois “Est-ce donc toi qui va me forcer à m’asseoir ?” Agamazon avança de deux pas dans sa direction : “Moi ? Certainement pas, fit-il. Par contre, je reste convaincu que tout le monde sait que le roi a reçu hier les marins anglais et que vous avez vu leur navire de guerre se rapprocher sensiblement ce matin, vous offrant la possibilité d’admirer ses canons briller au soleil. A ton avis, que vont faire les marins quand je leur ferai parvenir le message que tu as refusé de me remettre les documents de mon grand-père ?” L’assemblée resta interdite, presque pétrifiée.
- Nous en sommes rendus donc là, répondit le vieux, visiblement secoué. Tu vas donc détruire ton pays pour assouvir ta soif de pouvoir…
- Ce que je fais pour ma famille ne te regarde pas Fo Kuadjo. Je veux les papiers, répondit Agamazon.
- Alors il ne te restera plus qu’à venir les chercher dans ma tombe, lança Landjekpo en s’éloignant résolument.
- Tu l’auras voulu ! Si ce soir, je ne tiens pas entre mes mains les documents que je t’ai réclamés pacifiquement, le feu va pleuvoir, un feu que tu n’auras jamais vu. Le soleil de demain n’aura qu’à éclairer les ruines de ta demeure. Si des vies sont perdues, leur sang sera sur tes mains.
Le ministre partit vers Lolan et l’assemblée se dispersa aussitôt. Je vis les tantes accourir pour l’entourer, certaines pleuraient, d’autres se jetaient à ses pieds: “Agamazon, je t’en conjure, ne fais pas cela” dit la tante Adakou suppliante. Le doyen Têvi le suivit pour tenter de le raisonner. Rien n’y fit.
Les canons allaient donc faire feu pendant la nuit.
Telle une traînée de poudre, la nouvelle parcourut les artères d’Aného hier soir. Les plus effrayés commençaient à quitter leur demeure pour s’éloigner le plus possible de la plage.
Tard le soir, j’aperçus Adjétégan revenir voir le vieux. Il faisait nuit noire mais j’ai reconnu sa grande silhouette. Tous les chefs sont partis. Landjekpo le reçut seul. Ils palabrèrent longtemps. Il n’y eut pas d’éclat de voix cette fois-ci. Quand ils sortirent enfin, le plus jeune tenait une serviette en cuir à la main. Il était raide, triomphant. Le vieux le vit s’éloigner l’air totalement dépité.
Ma mère me dit qu’il venait d’acheter la paix.
***
L’Alecto était basé à Cape Coast. Il n’a pas pu venir à Petit Popo et ses marins parader sans l’accord de Samuel Rowe. La manœuvre d’intimidation était-elle coordonnée entre le gouverneur et son envoyé ? Le navire aurait-il fait feu si Pedro da Silveira n’avait pas finalement accepté de se dessaisir des documents ? Certainement pas, puisque la mission n’était pas officielle (pour preuve on n’en trouve aucune trace dans les archives britanniques !), il y avait des citoyens européens dans les factoreries et la Grande Bretagne n’aurait pas pris le risque de créer un incident diplomatique majeur. Dès que les documents furent en possession de William Lawson, l’Alecto disparut dans la nuit. Mais tout cela, le vieux Landjekpo, apeuré par la manœuvre de William Lawson ne pouvait plus le voir. Il demeure qu’au terme d’une mise en scène savamment orchestrée, le clan Lawson récupère enfin le précieux sésame qui lui permet de couper la source de financement de son ennemi.
On croit l’épisode terminé mais en réalité le feuilleton ne fait que commencer. Et c’est à la cour de Glidji que la manche suivante au sujet de ces documents va se jouer.
Ce récit fictif est basé entièrement sur des faits réels relatés par Cyprien Fabre dans son courrier au ministre français des Affaires Etrangères daté du 08 Février 1884.